La crise de la COVID-19 ne doit pas se transformer en une crise de la démocratie

Le mépris des droits socio-économiques, les restrictions des droits fondamentaux non limitées dans le temps et les vastes mesures d’urgence adoptées dans la précipitation avec peu de possibilités de contrôle par les parlements, le pouvoir judiciaire et la société civile sont autant d’éléments qui contribuent à l’érosion de la confiance des citoyens dans les politiques publiques, ce qui peut avoir de graves répercussions non seulement sur la santé de la population, mais aussi sur celle de nos démocraties: telle est la mise en garde lancée lors d’une audition du CESE.

La crise de la COVID-19 a porté un coup terrible aux droits fondamentaux en Europe, prenant les pays au dépourvu et poussant davantage les groupes les plus vulnérables de la société dans la pauvreté et l’exclusion sociale.

Il est ressorti de l’audition sur ’impact de la COVID-19 sur les droits fondamentaux et l’état de droit dans l’UE, et l’avenir de la démocratie tenue le 12 octobre, que l’adoption rapide, par les gouvernements, de décisions d’urgence pendant la crise de la COVID a parfois donné lieu à des mesures disproportionnées marginalisant le rôle des contre-pouvoirs, provoquant une insécurité juridique et créant des failles dans l’état de droit et la démocratie dans l’ensemble de l’UE.

Cette audition a rassemblé des représentants d’organisations de travailleurs, d’employeurs et de la société civile, dont les contributions viendront alimenter l’avis que le CESE prépare actuellement sur le sujet. Elle était organisée conjointement avec l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), et son programme comportait une table ronde consacrée à l’impact de la COVID sur les droits économiques et sociaux, dans le cadre du Forum des droits fondamentaux de la FRA.

Nous sommes vraiment inquiets, car pendant la pandémie et les confinements, il n’était pas rare que la protection de la santé serve de prétexte pour restreindre les droits fondamentaux. Il est évident que de nombreuses mesures étaient légitimes et nécessaires, mais la proportionnalité et la transparence de ces mesures sont essentielles à la protection de la démocratie, de l’état de droit et des droits fondamentaux, a déclaré Jose Antonio Moreno Díaz, l’un des rapporteurs de l’avis du CESE.

L’autre rapporteur, Cristian Pîrvulescu, également président du groupe du CESE sur les droits fondamentaux et l’état de droit (groupe DFED), a déclaré que les droits sociaux fondamentaux avaient été négligés pendant la crise, la situation sociale de nombreux Européens devenant de plus en plus précaire. Il a cité l’exemple d’un État membre ayant enregistré une augmentation spectaculaire de la pauvreté de 10 %.

 

LES DROITS SOCIO-ÉCONOMIQUES: PIÉTINÉS ET NÉGLIGÉS DANS LES PLANS FUTURS

Les participants à la table ronde organisée conjointement avec la FRA ont lancé une mise en garde contre le fait que les droits socio-économiques, tels que le droit à l’éducation, aux soins de santé, à un travail décent et à la liberté d’entreprise, qui comptent parmi les droits les plus touchés par la pandémie, ne bénéficient souvent pas d’une attention appropriée de la part des décideurs politiques.

Stefan Clauwaert, de la Confédération européenne des syndicats (CES), a déclaré que les droits sociaux étaient encore trop souvent considérés à tort comme des droits de la deuxième génération, alors que lors de périodes telles que celle que nous traversons actuellement, ils mériteraient une attention identique, voire supérieure à celle dont bénéficient les droits civils et politiques.

Les droits des travailleurs sont des droits humains. Pourtant, la protection des droits sociaux fait totalement défaut dans les stratégies et mécanismes proposés. De même, le rôle important des partenaires sociaux en tant que défenseurs des droits de l’homme y est complètement négligé, a déclaré M. Clauwaert, en citant à titre d’exemple les rapports de la Commission sur l’état de droit et sa récente stratégie sur la charte des droits fondamentaux.

C’est cette négligence des droits socio-économiques qui a les conséquences les plus dévastatrices sur les couches les plus vulnérables de la population européenne. Selon Helder Ferreira, directeur du Réseau européen de lutte contre la pauvreté (EAPN), les systèmes de protection sociale sont déjà fragilisés par les politiques d’austérité, et les plus vulnérables ne bénéficient pas d’un soutien approprié.

L’EAPN craint que l’UE, dans ses politiques de relance post-COVID, n’ait pas suffisamment pris en compte l’incidence des transitions verte et numérique sur les plus vulnérables. Pour garantir leurs droits économiques et sociaux, il est impératif de proposer une stratégie coordonnée, qui inclurait le plan d’action sur le socle européen des droits sociaux, y compris un régime de revenu minimum. 

Un autre facteur préoccupant est l’absence de participation significative de la société civile aux consultations sur les plans pour la reprise et la résilience ou au contrôle public des mesures imposées pour enrayer la pandémie.

Les négociations nationales sur les plans pour la reprise et la résilience auraient dû associer davantage de parties prenantes. Un trop grand nombre d’entre elles, notamment des employeurs, des syndicats et même des parlements, étaient absentes de ces négociations et n’ont pas été pas consultées, a déclaré Valeria Ronzitti, secrétaire générale de Services of General Interest Europe (SGI Europe).

Nous sommes extrêmement préoccupés. La crise de la COVID ne doit pas se transformer en une crise de la démocratie, a-t-elle souligné.

 

LA DÉMOCRATIE ET L’ÉTAT DE DROIT MIS À RUDE ÉPREUVE

Alors que de nombreux pays européens sont parvenus à trouver le juste équilibre entre la protection du droit à la santé et la protection des libertés civiles, dans un certain nombre de cas, des mesures publiques disproportionnées ont été adoptées à la hâte et sans contrôle public approprié, a déclaré Katerina Hadzi-Miceva Evans, du European Center for Not-for-Profit Law (ECNL).

L’ECNL a mis en place un outil de suivi des libertés civiques dans le contexte de la COVID-19 afin d’étudier la manière dont les États du monde entier ont réagi à la pandémie en ce qui concerne la liberté d’association, de réunion et d’expression. Il a ainsi constaté que 109 pays ont adopté différents types de mesures d’urgence; parmi celles-ci, 152 portaient atteinte à la liberté d’association, 61 au respect de la vie privée et 50 à la liberté d’expression. La plupart des mesures visaient à limiter le militantisme, mais ont également restreint les déplacements et la participation à l’élaboration des politiques.

Si nous sommes inquiets, c’est parce que cette situation permet aux autorités de soustraire les mesures adoptées au contrôle public en concentrant les pouvoirs exécutifs et en limitant le contrôle parlementaire, a déclaré Mme Hadzi-Miceva Evans.

L’un des principaux problèmes était l’adoption de mesures sans limitation dans le temps, qui continuaient à s’appliquer même lorsque la situation avait évolué, ou de limitations qui subsistaient même après la levée des restrictions. Dans certains pays, les autorités ont pris des mesures disproportionnées, qui consistaient par exemple à recourir à l’armée pour patrouiller dans les rues ou infliger de lourdes amendes, pouvant aller jusqu’à 5 000 EUR, à des personnes qui avaient participé à des manifestations.

Mme Hadzi-Miceva Evans a souligné que les tribunaux ont joué un rôle précieux de surveillance pendant la crise, en déclarant à plusieurs reprises certaines décisions gouvernementales inconstitutionnelles.

Selon Joëlle Grogan, maîtresse de conférence en droit à la Middlesex University de Londres, la légalité, la sécurité juridique et la responsabilité des mesures suscitent un certain nombre de préoccupations.

L’état de droit est essentiel, non seulement en temps normal, mais aussi en période de crise. Il ne s’agit pas seulement d’un point de principe. Dans le monde entier, nous avons constaté une corrélation très nette entre le respect de l’état de droit et la qualité des résultats: les pays ayant réagi à l’urgence en se laissant guider par l’état de droit ont obtenu de meilleurs résultats, tant sur le plan de la santé de leur population qu’en ce qui concerne la santé de leurs institutions démocratiques, a souligné Mme Grogan.

Mme Grogan a fait observer que les mesures prises par les États en réaction à la crise de la COVID-19 ont été marquées par de nombreux changements dans les processus décisionnels normaux, faisant abstraction des garanties qui devraient normalement accompagner toute réponse juridique. Des mesures COVID générales, discrétionnaires, vagues ou illimitées ont très souvent été adoptées à la hâte, ce qui a permis à l’exécutif de prendre des décisions importantes avec un contrôle ou une surveillance très limités. Elle estime que les États membres devraient se préparer en vue d’une crise ultérieure en prévoyant des dispositions explicites en matière de contrôle parlementaire et judiciaire et de surveillance par la société civile dans toute législation future concernant la réaction aux crises.

Face à une vague de fausses informations et de désinformation dans toute l’Europe, il est également extrêmement important de communiquer les raisons qui sous-tendent l’adoption de mesures pour s’assurer qu’elles sont bien comprises et afin de susciter la confiance du public.

Toutefois, selon Tatyana Teplova, de l’OCDE, la confiance du public dans les institutions a généralement tendance à diminuer, ce qui engendre de la désinformation, une polarisation et une réticence à se conformer aux politiques publiques.

La transparence et l’accès à l’information sont plus importants en temps de crise, de même qu’une bonne gestion réglementaire, a-t-elle ajouté, précisant que le nombre de recours en justice contre certaines mesures gouvernementales était en augmentation.

Les conclusions de l’audition alimenteront l’avis que le CESE élabore actuellement sur le sujet, dans lequel il veillera à proposer des recommandations sur la manière de garantir une reprise durable après la COVID et de consolider durablement les droits fondamentaux et l’état de droit. Son adoption est prévue lors de la session plénière de mars 2022.