La force de l’Europe réside dans son unité, sa faiblesse dans sa fragmentation

Le discrédit jeté sur Volodymyr Zelensky et le blanc-seing donné à Vladimir Poutine pour négocier une paix indigne en Ukraine, qui a vu suspendre l’aide militaire et le partage des renseignements dont elle bénéficiait, ont pris l’Union européenne au dépourvu.

Les démarches entreprises par Emmanuel Macron, qui a convoqué deux sommets informels et s’est brièvement rendu à Washington, ne sont pas sans rappeler les efforts louables mais infructueux que Nicolas Sarkozy avait déployés en 2008 au sujet de la Géorgie.

Peu importe le nombre de sommets qu’elle organisera à Paris, à Londres ou — comme hier — à Bruxelles, incapable qu’elle est d’assurer sa propre sécurité en dehors de l’Alliance atlantique, l’Europe ne pourra pas venir en aide à l’Ukraine sans les États-Unis.

Le «plan» présenté par le Premier ministre britannique et Emmanuel Macron, même s’il est censé aplanir les aspects les plus rugueux de celui de Donald Trump, pourra difficilement émanciper l’Europe du rôle que ce dernier lui a assigné dans son projet, avec un cessez-le-feu, des concessions territoriales, le déploiement d’une force internationale essentiellement européenne, la prise en charge des coûts de la reconstruction et la levée des sanctions contre la Russie.

Il apparaît clair que la proposition d’Ursula von der Leyen ne permettra pas à l’Union européenne — et encore dans le meilleur des cas et en fonction du contexte intérieur dans chaque État membre — de relever rapidement le niveau de ses dépenses consacrées à la défense, pour ajouter aux 326 milliards d’euros actuels les 800 milliards supplémentaires qu’il lui faudrait engager. Pour cela, il faudra du temps. L’Ukraine, hélas, ne peut attendre.

La candeur est certes une vertu, mais en politique, les erreurs se paient au prix fort. L’Europe en a fait l’amère expérience, écartée de la table des négociations et reléguée à un rôle de figuration dans ce conflit qui frappe notre continent.

En juin, cela fera 40 ans que l’Espagne a signé son traité d’adhésion aux Communautés européennes. Il s’est passé beaucoup de choses depuis.

Il y a eu le projet Europe 1992, la naissance de la monnaie unique, l’effondrement de l’Union soviétique, la guerre des Balkans, la réunification de l’Allemagne ou encore les différents élargissements et les modifications des traités qui ont suivi.

À la fin des années 80, à la faveur d’une conjonction où la présidence de la Commission était exercée par Jacques Delors alors même que toute une série de personnalités hors du commun étaient aux affaires (Jean-Paul II, Gorbatchev, Reagan, Kohl, Thatcher), le projet européen connaît un formidable élan et l’Europe devient, l’espace de vingt ans, une grande puissance économique, commerciale et financière. Incarnation parfaite de ce qu’on a appelé le «soft power», elle s’en est remise avec indolence à l’«allié américain» pour répondre aux besoins de sa défense, à travers le lien transatlantique inscrit dans son ADN depuis la signature du traité de Washington en 1949.

Depuis 2008 et les crises successives auxquelles elle a été confrontée, l’Union a entamé une phase de déclin et semble incapable de rivaliser avec le renouveau permanent de l’économie américaine, la puissance économique et technologique de la Chine et l’irrépressible émergence d’autres acteurs du Sud.

En 2019, la Chine dépassait l’Union en devenant la deuxième économie mondiale. Cette année, l’Inde ravira au Japon la place de quatrième qu’il occupe dans ce classement, et ce sera bientôt l’Allemagne qui devra lui céder la troisième marche.

Le Vieux Continent est par ailleurs en train de devenir un «continent de vieux». En 1950, parmi les dix pays les plus peuplés du monde, six étaient européens. Aujourd’hui, il ne reste plus guère que l’Allemagne parmi les vingt premiers.

L’Union européenne doit s’extraire de sa léthargie et avancer d’un pas résolu dans la bonne direction. Et elle doit le faire à travers les deux dimensions de son projet, c’est-à-dire dans sa dimension interne, qui correspond au marché intérieur et à l’union économique et monétaire, et au niveau de sa projection extérieure.

En ce qui concerne le premier volet, la feuille de route a été tracée par le rapport Draghi. La Commission a déjà présenté des propositions, avec sa boussole pour la compétitivité, le pacte pour une industrie propre et deux des trois communications «omnibus» sur la simplification. Il est urgent de mettre en place, une fois pour toutes, une union des marchés des capitaux et un Trésor européen.

Sur le plan extérieur, l’Union européenne doit parler d’une seule voix. Or, le spectacle qu’il nous a été donné de voir est celui d’un de ses États membres votant, aux Nations unies, avec la Russie, la Biélorussie, l’Iran et la Corée du Nord. La force de l’Europe tient à son unité. Sa fragilité réside dans son morcellement.

Dans le domaine de la défense, il faut commencer par respecter les engagements pris à Cardiff et à Madrid, car l’Union n’est pas en mesure aujourd’hui de satisfaire à ses besoins en matière de défense en dehors de l’Alliance atlantique. Puis, sur la base des progrès obtenus ces dernières années, il lui faudra construire une politique de sécurité et de défense crédible, qui nous permettra d’aborder de front les conflits et les crises, de protéger nos concitoyens, de concourir à la paix et à la sécurité sur le plan international et d’affronter des périls au visage nouveau.

Nous entretenons, avec les États-Unis, la relation bilatérale de commerce et d’investissement la plus développée au monde, puisque nos échanges annuels de biens et de services s’élèvent à plus de 1 500 milliards d’euros, ce qui représente 30 % du commerce et 43 % du PIB à l’échelle mondiale.

Face à cette guerre commerciale insensée, l’Union doit rapidement parachever son réseau d’accords préférentiels avec des pays tiers. Et elle doit le faire sans complexes. En 2017, Donald Trump a abandonné les négociations sur le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), un accord ambitieux qui visait à abolir les droits de douane entre les deux parties.

Surtout, l’Europe doit se doter d’une procédure décisionnelle qui nous tirera de la paralysie institutionnelle. Le facteur temps est primordial en politique. Là où Donald Trump signe des décrets exécutifs avec effet du jour au lendemain, l’Union s’emploie à négocier et faire ratifier son accord avec le Canada depuis plus de 16 ans, et même 25 ans pour l’accord stratégique avec le Mercosur, qui ne va pas de soi.

Le projet qui est celui de l’Union est un projet imparfait, toujours en construction. Un projet qui, à en croire un président américain de ce siècle, est le plus démocratique, le plus solidaire, le moins injuste et le plus divers que l’humanité ait connu.

Un projet qui n’aurait pu voir le jour sans la contribution décisive des États-Unis, par le sang qu’ils ont versé et l’aide matérielle qu’ils ont apportée.

Même si Donald Trump, fort des 77 millions de voix qu’il a recueillies, est un président légitime, il faut remettre en perspective le projet qu’il porte. C’est celui du moment, l’espace de quatre ans, et il devra à nouveau être validé dans deux ans, avec le renouvellement complet de la Chambre des représentants et d’un tiers du Sénat.

Les grandes puissances vont et viennent. Les dirigeants politiques aussi. L’histoire varie, mais pas le voisinage ni la géographie. Aujourd’hui, l’histoire se conjugue au présent, et c’est dans ce présent qu’il nous est donné de vivre que l’Union européenne doit s’imposer comme un acteur historique de premier plan.

Mais il ne faut pas se leurrer, l’Europe en laquelle nous croyons ne sera pas construite par la main invisible, mais sera bel et bien le fruit de l’initiative, de la vision, de l’ambition et de la détermination de dirigeants capables d’anticiper l’avenir. L’avenir à propos duquel Victor Hugo disait qu’il a plusieurs noms: pour les faibles, il se nomme l’impossible; pour les timides, il se nomme l’inconnu; pour les penseurs et pour les vaillants, il se nomme l’idéal. L’avenir se mérite et le valeureux peuple d’Ukraine s’en est montré digne par son immense courage.*

 

Auteur: José Ignacio Salafranca, Membre du groupe des employeurs du CESE

 

 

*Cet article a été publié pour la première fois le 6 mars 2025 dans le quotidien national espagnol ABC.