Décédé le 23 décembre 2023, Jacques Delors restera dans les mémoires comme celui qui aura été le plus grand et le plus efficace de tous les présidents de la Commission européenne, visionnaire et clairvoyant au point de prendre rang parmi les «pères fondateurs» de l’Europe unie comme le furent, bien avant lui, Jean Monnet et Robert Schuman.
Alors qu’auparavant, le président de la Commission n’était guère plus qu’un bureaucrate européen, c'est lui qui réussit à hisser cette fonction à un statut, qui, comme tout un chacun le reconnut par la suite, équivaut à celui d’un chef d’État ou de gouvernement. Prenant notamment appui sur le soutien du chancelier allemand Helmut Kohl et du président français François Mitterrand, il parvint, durant les dix années que dura son mandat, de 1985 à 1995, à faire avancer avec force et détermination le processus d’intégration européenne. Lorsqu’il relança la démarche, il commença par s’assigner pour objectif qu’en 1992, le «marché commun», fondé sur l’union douanière, se serait mué en un marché unique en bonne et due forme. Par la suite, alors que ce même marché unique était encore en phase de construction, il donna le coup d’envoi de son autre grand dessein, celui de l’Union monétaire, tout en s’attachant, en parallèle, à étendre les compétences communautaires, grâce au traité de Maastricht, qui fonda l’Union européenne.
Il fit également œuvre pionnière en s’attaquant en outre au «déficit démocratique» de la Communauté, lorsqu’il proposa — et obtint — des pouvoirs accrus pour le Parlement européen, en premier lieu par la procédure de coopération, prévue dans l’Acte unique, puis, à partir de la réforme de Maastricht, par le mécanisme de la codécision, qui conférait enfin à l’assemblée de Strasbourg un rôle de colégislateur, dans les matières qui, au Conseil, ressortissent au régime de la décision à la majorité qualifiée.
La trajectoire vers l’objectif stratégique du marché unique fut lancée quant à elle par deux documents, le premier étant le rapport sur le coût de la «non-Europe», mettant en évidence les avancées économiques qui découleraient de l’élimination des barrières réglementaires internes qui subsistaient, et le second, un premier «livre blanc», recensant toutes les mesures législatives, au nombre d’environ 200, qu’il serait nécessaire de prendre pour démanteler ces obstacles.
D’entrée de jeu, Jacques Delors posa que le principal outil à utiliser pour mener le projet à bonne fin consisterait à renforcer les processus de décision et les institutions communautaires. C’est pour cette raison qu’il proposa, et convainquit les États membres d’approuver, en 1987, l’Acte unique européen, marquant la première véritable réforme des traités de Rome, lesquels, en 1957, avaient institué les Communautés européennes, en l’occurrence le Marché commun et l’Euratom.
Jacques Delors joua ensuite un rôle essentiel dans le remodelage du cadre financier communautaire, en obtenant une augmentation significative de ses ressources budgétaires, qui furent portées à 1,20 % du PIB total des États membres par le «paquet Delors I», pour la période 1988-1992, puis à 1,27 % de ce même indicateur par le «paquet Delors II», pour les années 1993-1999, cependant que des moyens pécuniaires nettement revalorisés étaient alloués aux fonds destinés à assurer, par le truchement des politiques régionales et structurelles, une «cohésion économique et sociale» considérée comme un indispensable contrepoids à l’unification du marché intérieur. Il est cependant une autre réforme qui revêtit une portée encore plus importante, à savoir la modification structurelle du cadre budgétaire de l’Union, puisque c’est précisément à partir de l’entrée en vigueur des deux «paquets Delors», qu’il cessa d’être annuel et embrassa le moyen terme, en portant désormais sur une période de sept ans.
Grâce à cette réforme, il fut désormais possible d’éviter de réitérer chaque année les éreintantes négociations financières entre les États membres qui, des mois durant, freinaient l’activité des institutions européennes. Un autre trait essentiel que Jacques Delors introduisit dans les politiques européennes fut de porter attention à leur dimension sociale, puisque c’est lui qui lança le «dialogue social» entre les entreprises, les organisations syndicales et les institutions à l’échelle européenne. Néanmoins, son programme social, qui prévoyait notamment d’harmoniser les instruments de protection des travailleurs, en cas de crise, ou encore dans l’optique de contrecarrer les tendances à la délocalisation des activités productives, devait s’avérer l’un des chantiers qu’il ne put mener à bon port.
Son échec le plus cuisant fut cependant la déroute que subit son second «livre blanc», sur le thème «Croissance, compétitivité, emploi», qui avait été lancé en grande pompe en 1993 et qu’il concevait comme l’ultime grand projet de son mandat. Cette proposition prenait la forme d’un plan de relance et de stimulation de l’économie, qui, censé être financé à hauteur de 20 milliards d’euros sur vingt ans, grâce, notamment à une émission de dette commune, pour 8 milliards d’euros annuellement, ainsi que par des contributions du budget communautaire et des prêts de la Banque européenne d’investissement, avait pour objectif de soutenir la construction d’infrastructures de transport et de télécommunications et une série d’autres initiatives économiques et sociales, préfigurant ainsi, en substance, le dispositif «NextGenerationEU» qui, vingt ans plus tard, allait être mis en place en réponse à la crise de la pandémie.
Après avoir reçu un premier accueil favorable au Conseil européen, le plan essuya ensuite les critiques des ministres des finances de l’Union européenne, qui le rejetèrent. Sur la fin, la décennie Delors suivit une pente déclinante et le président de la Commission subit des retours de bâton, quand on lui reprocha des ambitions démesurées, un jacobinisme centralisateur et des excès de réglementation, ... quitte, par la suite, à reprendre plusieurs de ses idées, comme les «réseaux transeuropéens», ou le programme SURE, qui est venu à la rescousse des régimes de chômage partiel des travailleurs lorsque sévit la crise de la COVID-19.
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