Il y a très peu de considérations fondamentales sur l'essence de l'Union européenne dans le premier accord de Schengen: les grands principes figurent, bien entendu, dans le traité sur l'Union. Cependant, le 14 juin 1985, lorsqu'ils ont signé cet accord, les cinq États fondateurs se sont dits:
«CONSCIENTS que l'union sans cesse plus étroite des peuples des États membres des Communautés européennes doit trouver son expression dans le libre franchissement des frontières intérieures par tous les ressortissants des États membres et dans la libre circulation des marchandises et des services»
et
«SOUCIEUX d'affermir la solidarité entre leurs peuples en levant les obstacles à la libre circulation aux frontières communes entre les États [...]».
Il suffit de relire ces deux phrases pour pointer exactement ce que remettent en jeu les menaces qui pèsent actuellement sur ces accords et sur leur application: rétablir des entraves à la libre circulation des personnes et des biens là où on avait réussi à les faire sauter, ce n'est pas seulement payer la reconstruction des barrières et les heures de travail des gardes pour nous faire revivre le bon temps jadis.
Ah le bon temps des files d'autos aux postes de douane. Rappelez-vous, si vous êtes assez vieux pour ça: on se sentait vraiment en vacances, quand on avait passé les deux barrières successives. Ça donnait tout son sens au mot «étranger».
Et puis, quelle aubaine pour nos entreprises de logistique et, derrière elles, toutes leurs clientes qui essayent de vendre leurs produits ou d'acheter leurs matières premières ailleurs que dans leur mère-patrie. Comme nos parents et grands-parents, on pourra à nouveau regarder avec une admiration teintée d'une certaine jalousie le grand marché des États-Unis. Soit dit en passant, on aura peut-être, entre-temps, signé avec lui un accord d'ouverture commerciale qui bénéficiera certainement de façon égale aux deux ensembles de centaines de millions de consommateurs de part et d'autre de l'océan Atlantique: l'uni et le morcelé.
Par ailleurs, nos entreprises ont perdu la saine habitude de constituer des stocks nationaux. À force d'avoir trop de facilités, de ne plus devoir compter avec des délais et des retards, elles les mettent directement dans des camions ou des conteneurs, leurs stocks. Il va falloir revoir ça, sur le modèle «file d'attente des camions à Calais».
En fait, la fin de Schengen, cela irait encore beaucoup plus loin que ça: si la solidarité est affermie quand on lève les obstacles, elle est nécessairement minée quand on les remet. Si le libre franchissement et la libre circulation sont l'expression d'une union plus étroite entre les peuples, alors les entraves rendent manifeste la désunion entre les peuples.
Il n'y a pas si longtemps, l'Europe – le continent, pas l'Union – était précisément championne du monde de la muraille, avec un «rideau de fer» particulièrement étanche et particulièrement sinistre, d'autant plus qu'un certain nombre de «candidats réfugiés» ont perdu la vie en essayant de le franchir. Il a fini par tomber, dans la joie générale. Si je me souviens bien, c'est la «société civile» qui l'a fait tomber, l'afflux de réfugiés étant devenu tellement massif qu'il ne pouvait pas tenir. Il y en a qui en ont pourtant la nostalgie au point de vouloir le remettre en place, semble-t-il, en lui faisant faire le tour de toutes les frontières internes.
Le projet européen est évidemment un projet noble, intelligent et généreux, puisqu'il est né du courage d'hommes et de femmes qui, au sortir d'une guerre atroce et de son cortège de crimes abominables, ont fait en sorte qu'on règle les problèmes autrement qu'à coups de canons. Comme, outre la paix, il comportait une solide composante économique et l'ébauche d'une composante sociale – c'est-à-dire ce qui fait l'objet de l'institution que je préside –, il a fatalement eu un attrait énorme sur tous les peuples qui n'en faisaient pas encore partie.
Je pense qu'il est urgent que les citoyens européens se mobilisent pour empêcher le retour des entraves à la liberté de circuler soi-même et de faire circuler les marchandises. On entend beaucoup trop, ces jours-ci, le discours d'une minorité active d'ennemis de l'intégration européenne et pas assez la voix de la majorité de citoyens qui tiennent à leurs acquis et à leurs libertés.
Ce ne sont pas ces entraves qui vont régler ni le problème des afflux de réfugiés ni aucun autre. Par contre, elles risquent fort de donner le signal de la «désunion des peuples», au point d'emporter un risque pour la paix elle-même, car celle-ci n'est pas un acquis aussi immuable que nos succès passés ont pu nous le faire croire. La solution est ailleurs et l'Union européenne n'est pas le problème: c'est elle, justement, la solution.